"LE REDÉPLOIEMENT DE LA DIGNITÉ"

, par Valérie Marchand

Dans cet article publié dans la Revue des Droits et Libertés Fondamentales, Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à l’Université de Montpellier et Jean-Pierre Marguénaud, Agrégé des facultés de droit, montrent que la condamnation de la France le 30 janvier 2020 pour ses prisons indignes a eu pour conséquence un "redéploiement spectaculaire" de la dignité.

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LE REDÉPLOIEMENT DE LA DIGNITÉ, par Mustapha Afroukh et Jean-Pierre Marguénaud
RDLF 2021 chron. n°19

Recension

Après sa consécration comme principe à valeur constitutionnelle en 1994 [1], puis son insertion par le Conseil d’Etat, dans son arrêt Morsang-sur-Orge, dans la notion d’ordre public en matière de police administrative, l’utilisation de la dignité par les plus hautes juridictions internes a été très parcimonieuse jusqu’à l’arrêt J.M.B. ET AUTRES c. FRANCE rendu par la Cour EDH le 30 janvier 2020.

En ce qui concerne le Conseil d’ État, écrivent les auteurs, "la jurisprudence Morsang-sur-Orge n’a pas connu une grande postérité, le Conseil d’Etat ayant progressivement pris ses distances avec le principe à tel point que l’on a pu de demander s’il était toujours une composante de l’ordre public". En témoigne la conclusion de l’étude rendue par le Conseil d’ État en 2010 relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral était la suivante : « le fondement de la sauvegarde de la dignité est donc discutable juridiquement eu égard à la variété des circonstances prises en compte, en particulier dans le cas où le port du voile intégral résulte de la volonté délibérée d’une personne majeure ».

En ce qui concerne la Cour de Cassation, les auteurs mentionnent l’arrêt d’Assemblée plénière du 25 octobre 2019 "qui refuse d’ériger la dignité humaine en limite absolue à l’exercice de la liberté d’expression".

Quant au conseil constitutionnel, les auteurs notent qu’il a été dans une stratégie d’évitement : il a été saisi à de nombreuses reprises de l’argument d’une atteinte au principe constitutionnel de dignité, il en a étendu le champ d’application à de nombreux domaines, mais il a fallu attendre la décision QPC du 2 octobre 2020, pour qu’il censure une disposition législative au nom de la dignité.

L’arrêt de la Cour EDH du 30 janvier 2020 a donc, soulignent les auteurs, permis un "redéploiement de la dignité" :

Le 8 juillet 2020, on assiste à un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation justifié par l’arrêt J.M.B. : "la chambre criminelle de la Cour de cassation abandonne sa jurisprudence arrêtée par un arrêt de principe du 18 septembre 2019 selon lequel une atteinte à la dignité de la personne en raison des conditions de détention ne saurait constituer un obstacle légal au placement et au maintien en détention provisoire."

Le 2 octobre 2020, pour la première fois, le Conseil constitutionnel censure une disposition législative au nom du principe de dignité humaine : "en constatant l’ineffectivité des voies de recours internes, en particulier l’absence de recours devant le juge judiciaire permettant d’obtenir qu’il soit mis fin à des atteintes à la dignité résultant de conditions de sa détention provisoire, le Conseil constitutionnel s’inscrit dans la droite ligne des prises de position de la Cour européenne".

Les auteurs mettent cependant l’accent sur la caractère équivoque d’un tel redéploiement et mettent à jour un paradoxe :

Si des conditions de détention indignes sont avérées, toute prolongation de la détention "est en soi disproportionnée car elle constitue la négation du caractère intangible du droit consacré par l’article 3".
C’est donc à l’État qu’il appartient de mettre en place des mesures pour mettre en terme à cette situation. Cependant, "la plupart des mesures qui pourraient venir à bout de la surpopulation carcérale sont d’ordre structurel et ne peuvent pas être réalisées avec la célérité nécessaire pour empêcher la persistance, par hypothèse disproportionnée, d’une violation d’un droit intangible."
De ce point de vue, notent les auteurs la solution qui se concilie le mieux avec la dignité est alors la liberté. [2].

La fin de l’article reprend la réflexion, déjà esquissée dans les premiers paragraphes, sur le caractère absolu ou non de la dignité : pour les auteurs, Il préférable de parler de "dignité(s) et de distinguer des domaines où elle peut être conciliée et des contentieux où son intangibilité prime. La question des conditions de détention correspond à ce second cas de figure même si des éléments de relativité demeurent. Les juges sont unanimes sur le caractère absolu de la dignité dans le domaine pénitentiaire. ".
La dignité apparaît alors comme un "vecteur de protection des droits fondamentaux des personnes vulnérables" et « là où le concept de dignité peut trouver toute son utilité, c’est pour faire remonter les gens qui sont au fond de l’échelle sociale. Là [ ] la dignité peut être un concept extrêmement pertinent pour justifier davantage d’obligations positives au sens de la jurisprudence européenne, de droits sociaux, de droits créance : la dignité a un rôle majeur à jouer dans les années et les décennies à venir sur ce terrain où vont se concentrer la plupart des enjeux du XXIème siècle » . [3]

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Voir en ligne : LE REDÉPLOIEMENT DE LA DIGNITÉ, par Mustapha Afroukh et Jean-Pierre Marguénaud RDLF 2021 chron. n°19

Notes

[127 juillet 1994, décision n° 894-343/344 DC, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale, à la procréation et au diagnostic médical

[3J.-P. Marguénaud, à l’occasion de la controverse organisée à la Faculté de droit de Limoges le 29 février 2008 sur le thème Autonomie personnelle et liberté du consentement, Droits, n° 48, 2008 avec M. Fabre-Magnan, F. Tulkens, M. Levinet

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