"Sauvons la justice civile !"

, par Aline Beilin

Une tribune publiée dans le Monde du 20 mai 2022 , par Jérôme Casey, avocat associé au barreau de Paris et maître de conférences à l’université de Bordeaux, qui nous a très aimablement autorisé cette publication. Nous l’en remercions vivement.

l y a eu, en décembre 2021, l’« appel des 3 000 », devenu en quelques jours celui des 6 000. Un cri spontané et peu courant dans la magistrature, qui a glacé les Etats généraux de la justice, lancés peu avant par la chancellerie. Que reste-t-il de ce cri aujourd’hui ?


« Sauvons la justice civile ! »

Devant une situation qui ne cesse de se dégrader, l’avocat Jérôme Casey appelle à secourir en urgence une justice peu médiatique mais déterminante pour réparer le lien social.

Laissons de côté, pour une fois, la justice pénale. Elle est certes importante, mais parlons de la justice civile, celle qui agonise désormais à visage découvert, dans chaque tribunal judiciaire de France et d’outre-mer, celle qui crève sous nos yeux en dépit des efforts des juges et des greffiers.

Cette justice civile représente entre 50 % et 70 % du contentieux des tribunaux judiciaires. Et, dans ce pourcentage, le contentieux de la famille écrase tout : la justice de masse des affaires familiales, des tutelles, des contentieux successoraux, etc. Rares sont les justiciables qui vont en correctionnelle. Nombreux sont ceux qui divorcent, et la plupart deviendront vieux et fragiles. Et tous les justiciables, lorsqu’ils découvrent la justice civile, reçoivent un choc en pleine figure.

Le choc des délais, bien sûr. Des renvois d’affaires aux calendes grecques, des calendriers de procédure étirés sur deux ou trois années parfois, des délibérés reportés. Le choc de la méthode aussi. Des plaidoiries qui ne servent presque plus à rien, puisque les délibérés seront rendus dans plusieurs mois. Le choc du peu de temps dont la justice civile dispose pour chaque affaire. Pour chaque plaideur, c’est le dossier de sa vie. Pour le juge, c’est un élément de plus dans les statistiques qu’il doit tenir, alors qu’il sait que c’est important pour les êtres humains cachés derrière les conclusions et les pièces du dossier.

Et c’est d’ailleurs cela qui déprime de plus en plus nos juges, qui ne voient plus le sens de leur mission, qui se disent qu’ils n’ont pas signé « pour ça ». Comment tenir les cadences des chefs de juridiction quand un dossier civil complexe peut nécessiter deux, trois ou quatre jours de travail ? Mais quel juge peut aujourd’hui consacrer trois jours à un dossier civil ?

Une profession qui n’attire plus

En outre, qui sait qu’aujourd’hui le juge civil est une espèce en voie de disparition ? Personne ne veut plus être juge civil. A l’Ecole nationale de la magistrature (ENM), le civil ne fait plus recette. Au point que Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, s’est émue dans la presse de la disparition des profils civilistes chez ses collègues. Elle a raison.

Il faut dire que le juge civil ne rigole pas. Ses audiences sont certes plus légères que celles de ses collègues pénalistes, mais il doit rédiger, encore et toujours rédiger… Sans compter que, bien souvent, il doit aussi faire du pénal pour compléter une formation en correctionnelle ou aux assises. Dans ce contexte plus que morose, on comprend que les juges commencent à lâcher prise. Mettre leur santé en jeu n’en vaut plus la peine.

Le suicide d’une jeune juge a beaucoup choqué, évidemment. Alors on voit des juges en burn-out, ou qui « dépressionnent », comme le dit joliment une juge belge. Ces magistrats commencent à se dire qu’ils auraient tort de ne pas s’accorder ce qu’ils se sont longtemps refusé : des arrêts maladie, pendant des semaines, voire des mois, et tant pis si cela alourdit d’autant la charge de ceux qui restent. Ces derniers, c’est sûr, vont aller au bout de leur mission, parfois en refusant les cadences fixées par leur hiérarchie, parfois en tombant eux-mêmes malades. Ainsi, juge après juge, greffier après greffier, tous les rouages de la justice civile s’usent prématurément.
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Et le justiciable, lui, subit. On lui dit d’aller régler ses problèmes juridiques loin des tribunaux. On a un acronyme pour cela : les MARD, les modes alternatifs de règlement des différends. Une bonne idée, ponctuellement, mais qui ne peut devenir la règle, et ne pourra jamais remplacer la justice civile. Ce serait aussi absurde que de vouloir soulager les hôpitaux en incitant les malades à pratiquer le yoga et le régime méditerranéen.

Alors oui, le justiciable subit et finit par se dire qu’il n’y a plus de justice. La loi du plus fort, sur le plan civil, gagne du terrain. Pendant ce temps, l’exécutif, tous les exécutifs multiplient les lois sur les violences familiales… L’œil politique contemporain est tristement myope : il voit ce qu’il a sous le nez, jamais plus loin.
Plaider n’est pas un échec

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’on ait bricolé et que l’on bricole encore. Les hausses du budget de la justice sont brandies en preuves incontestables de l’action du pouvoir exécutif. Mais la moitié des sommes part dans l’administration pénitentiaire. La justice civile n’en voit, à chaque fois, presque rien. On a nommé aussi des assistants de justice, des emplois précaires. C’est aussi pérenne que d’arroser le désert. On promet des milliers de juges, quand l’ENM en forme cinq cents par an, ce qui est déjà une belle performance. Bref, la justice civile meurt sous nos yeux, et le pouvoir bâille, la ritournelle du manque de moyens lui causant une fatigue que rien ne semble pouvoir dissiper.

Alors, quelle suite pour l’« appel des 3 000 » ? D’abord, penser à la formation des juges civils, à leur avancement, à leur spécialisation, à leurs conditions de travail. Il est absolument nécessaire de reconnaître la spécificité de ce contentieux, peu médiatique, mais qui demeure humainement déterminant, car il répare le lien social. Ensuite, admettre que dépenser de l’argent dans le service public de la justice est un facteur de paix sociale, non un luxe, y compris en période de restrictions budgétaires. Enfin, arrêter de penser que plaider est un échec. Nous sommes tellement nantis que nous avons fini par perdre de vue combien le recours au juge est un acte civilisé, témoignant d’une société organisée, juste et paisible.

Il paraît que Napoléon a écrit : « La bravoure procède du sang, le courage vient de la pensée. » Voyons donc si le prochain gouvernement aura assez de pensées pour être courageux et commencer à sauver la justice civile.

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