#lundi14septembre vs "tenue correcte exigée"

, par Aline Beilin

Le mouvement est né sur les réseaux sociaux. Question futile et secondaire ? Aucunement. Si la question peut être débattue d’un point de moral, politique ou social, elle pose aussi question au droit.

  • A l’origine, une lycéenne de Dax, confrontée à une affiche apposée à l’entrée de son établissement : "tenue correcte exigée", assortie de deux photos barrées d’une croix rouge montrant un crop top et une mini-jupe. Elle dénonce cette mesure sur son réseau social. Voir l’article de Mouv. Le mouvement s’est propagé via les réseaux sociaux. La question est désormais publiquement et nationalement posée.
  • Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, et la présidente de la région Ile de France, Valérie Pécresse, ont appelé au "bon sens", à une juste mesure au fond, entre impudeur et excès de pudeur. Bref, ils demandent une tenue "normale". Mais qu’est-ce que donc que la normalité en la matière ?
  • Ce sont les règlements intérieurs qui tentent de préciser les choses. A l’image de cet extrait du Règlement intérieur du lycée Léonard de Vinci de Levallois (92) :
    « Le lycée est un lieu de formation et d’éducation. Il prépare les lycéens et étudiants à devenir des citoyens responsables. L’apprentissage de la citoyenneté se fait par le respect des lois et l’exercice des droits au sein de l’établissement. Le comportement, à l’intérieur comme à l’extérieur du lycée, est le signe de la dignité de chacun et le reflet de l’établisse ment. Il doit se traduire par une tenue vestimentaire, une attitude et un langage corrects. La tenue vestimentaire doit être propre, sans excentricité et sans impudeur. Elle ne doit pas faire obstacle aux apprentissag es (ex : manteau, blouson ôtés en cours). Une tenue de ville appropriée au travail scolaire et à une situation professionnelle est exigée ».
  • L’UNL, Union nationale lycéenne, syndicat lycéen, relaye la voix de ces jeunes lycéennes et lycéens, qui dénoncent le sexisme à l’oeuvre dans cet appel à la décence. L’argument donné par certain-e-s chefs d’établissement est le fait de ne pas contribuer à distraire et perturber les professeurs et les élèves. Autrement dit, les tenues en cause seraient directement responsables des regards, attentions, gestes sexués... Ne devrait-on pas plutôt demander aux professeurs et aux élèves garçons de s’abstenir de tout regard équivoque ? Lire ici le communiqué de l’UNL
    L’UNL relève aussi l’absence de fondement juridique à ces interdits. Si l’article L. 141-5-1 du code de l’éducation constitue un fondement juridique au port des vêtements qui sont des signes ostentatoires d’appartenance religieuse, autant la "tenue décente" est une notion très indéterminée, juridiquement.
  • La jurisprudence administrative considère que les règlements intérieurs appartiennent à la catégories des mesures d’ordre intérieur, une catégorie large dans laquelle se trouvent aussi les circulaires ou les notes de services internes à un établissement ou une entreprise [1] De ce fait, les juridictions administratives ont tendance à rejeter les requêtes qui pourraient lui être adressées sur le fondement de l’excès de pouvoir. Il s’agit de la jurisprudence Chapou. Voir le considérant de l’arrêt du Conseil d’Etat du 20 octobre 1954 [2] : « Considérant qu’en interdisant aux élèves des classes secondaires de porter le pantalon de ski sauf par temps de neige, le conseil intérieur du lycée Camille Sée, à Paris, s’est borné à prendre une mesure d’ordre intérieur concernant le maintien de la discipline dans l’établissement ; que, par suite, sa décision n’est pas de nature à être déféré en Conseil d’Etat par la voie du recours pour excès de pouvoir, non plus que la décision implicite par laquelle le ministre de l’Education nationale a refusé de la rapporter ;… (Rejet). »
  • le terme de décence peut être employé en plusieurs sens. Une vie décente, un logement décent, un salaire décent... Le sens est ici politique et social. L’expression "tenue décente" a une acception morale. En ce sens, la question de la tenue vestimentaire des lycéennes renvoie à la question des rapports entre morale et droit. Or la morale n’est pas une source de droit autonome. Qui a donc autorité, en droit, pour prescrire telle ou telle tenue ?
    Les textes appelant dans les lycées et collèges à une tenue décente se fondent sur le respect. Mais là encore, qui a autorité pour dire que telle ou telle tenue est irrespectueuse ? C’est sans aucune doute la jurisprudence qui est amenée à trancher. Ainsi en matière de droit du travail, la jurisprudence établit qu’un employeur peut interdire à une salariée d’une agence immobilière de travailler en survêtement (lire l’arrêt Cass. Soc. 6 novembre 2001ici) ou à un salarié le port du bermuda (lire l’arrêt Cass. Soc. 12 novembre 2008, ici), au motif qu’ils sont en contact avec la clientèle.
  • Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’éducation nationale, aujourd’hui présidente de ONG ONE, et Sandra Laugier, philosophe, ont évoqué la question sur France Inter le 18 septembre 2020. A écouter ici
    Le résumé sur le site de France inter :
    « Interrogée sur le mouvement #Lundi14septembre et la liberté de s’habiller comme elles veulent pour les lycéennes ou collégiennes, Sandra Laugier dit qu’elle ne voit pas "pourquoi un proviseur ou un ministre expliquerait à ces jeunes filles comment elles doivent s’habiller", mais qu’elle aimerait les interroger à titre personnel, pour savoir pourquoi elles ressentent le besoin de s’habiller ainsi, "est-ce qu’il y a pas une pression de se présenter comme un objet sexuel, ça me parait devoir être pris en considération ,mais la première idée, c ‘est de quoi ils se mêlent".
    En tant qu’ancienne ministre de l’Education, Najat Vallaud-Belkacem rappelle qu’il revient aux chefs d’établissement de juger des situations et qu’il faut leur faire confiance. Toutefois elle précise : "j’ai l’impression qu’on met toute la culpabilisation sur le corps des femmes. C’est un discours à sens unique car on projette sur le corps de ces jeunes filles l’idée que ce corps est de manière inhérente, sexuel et dérangeant, alors qu’il faudrait un discours à l’égard des garçons sur le changement de regards. »
  • Rappelons aussi que l’outrage public à la pudeur, qui a disparu du Code pénal, désignait tout autre chose. Il renvoyait à une infraction de nature sexuelle, avec ou sans violence, autrement dit à un viol, une agression ou une atteinte sexuelle. Il a jusqu’aux années 70 servi à criminaliser et réprimer... l’homosexualité.
    Le délit d’outrage public à la pudeur a lui-aussi disparu du Code pénal lors de sa grande réforme de 1994. Il a été requalifié dans le délit d’exhibition sexuelle, défini par l’article 222-32 du code pénal. Mais là aussi, il s’agit de bien autre chose que d’une tenue vestimentaire, dans l’interprétation et l’application qui en sont faites aujourd’hui. D’un point de vue matériel, l’infraction recouvre la nudité d’une partie du corps,dans un lieu public. Il est admis qu’il s’agit des organes sexuels, non du ventre ou des jambes. D’un point de vue moral, elle suppose que la vue de cette partie du corps dénudée est imposée à autrui, avec la conscience d’offenser la pudeur d’autrui. Le délit permet d’incriminer et de condamner des personnes qui se masturbent dans un lieu public, à la porte des écoles par exemple. Nous sommes bien loin de ce dont on parle.
    On trouvera sur le blog de Thierry Vallat, avocat, un point intéressant sur ce délit. A lire ici

Notes

[1Rappelons qu’en effet, le règlement intérieur d’un lycée n’est pas un contrat, au sens juridique du terme, même s’il est demandé aux élèves de le signer.

[2Conseil d’Etat, 20 octobre 1954, Sieur Chapou, requête numéro 15282

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