Plaider en visio ? Pas aux assises, tranche le Conseil d’Etat

, par Aline Beilin

Dans une ordonnance du 18 novembre 2020 le garde des Sceaux, Eric Dupont-Moretti, a autorisé l’extension du recours à la visioconférence pour assurer la continuité de l’activité des juridictions pénales en période de covid. Une ordonnance très contestée par les avocats, qui dénoncent une négation des droits des justiciables. Quand l’efficacité ou la rapidité de la justice vient heurter les droits des justiciables... Un débat qui rappelle que la justice est aussi, au fond, une question de moyens financiers et humains Quand les considérations budgétaires viennent heurter les droits fondamentaux ?

Pourquoi recourir à la visio-conférence ?
La pandémie actuelle met à mal cette activité : les procès avec des coauteurs sont interrompus si l’un des mis en cause est malade. Les cas peuvent alors être disjoints : les mis en cause présents sont jugés distinctement du mis en cause retenu en détention pour cause de maladie. Mais les affaires sont communes, et le respect du contradictoire et la bonne marche de la justice en sont affectés.
Si les cas ne sont pas disjoints, le procès est interrompu et reprogrammé plus tard. Mais les juridictions pénales sont engorgées, du fait des difficultés rencontrées pendant l’année 2020 ( la grève des avocats — quelle qu’en soit la légitimité —, puis le premier confinement et aujourd’hui les malades du covid). Le cas du procès des attentats de janvier 2020 est emblématique : les interruptions succèdent aux interruptions, au point que l’unité du procès et la bonne marche de la justice est mise à mal.

L’ordonnance peut être lue [ici->https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042532778]. L’ordonne autorise les présidents des juridictions à restreindre l’accès du public fonction des conditions sanitaires, à statuer à juge unique de manière plus large que d’habitude, et à recourir plus largement à la visio-conférence, même devant les cours d’assises

  • Son article 2 dispose : « Nonobstant toute disposition contraire, il peut être recouru à un moyen de télécommunication audiovisuelle devant l’ensemble des juridictions pénales et pour les présentations devant le procureur de la République ou devant le procureur général, sans qu’il soit nécessaire de recueillir l’accord des parties ».
  • Le site du Conseil national des barreaux publie et explique l’ensemble de cette ordonnance. A lire ici

L’ordonnance, effective, a suscité les protestations des avocats et de certains syndicats de magistrats. Le syndicat de la magistrature (SM) et le syndicat des avocats de France (SAF) ont publié un communiqué commun (voir document joint).
Ils y affirment notamment : « Les projections les plus pessimistes ne nous permettaient pas d’imaginer que dans unEtat de droit, le ministre de la Justice se laisserait aller à permettre l’utilisation de la visio-conférence au jugement des crimes. La règle de la visio-conférence n’a cependant plus de limite : les accusés pourront dorénavant, et jusqu’au 16 mars, entendre depuis leur prison, et devant un écran, les réquisitions de l’avocat général, les plaidoiries des avocats, la décision qui les déclarera coupables ou les acquittera, et la peine qui leur sera infligée,jusqu’à la réclusion criminelle à perpétuité. La perte de boussole de la chancellerie dépasse l’entendement, cette dernière basculant dans l’indignité propre à cette justice déshumanisante encore une fois dopée. »

Le Conseil National des Barreaux a déposé un recours contre l’ordonnance.

Les avocats du procès des attentats de janvier 2015 ont publié, ensemble, une tribune dans le journal Le Monde le 21 novembre 2020. Extrait : « Cette ordonnance, taillée au millimètre près pour débloquer le procès-fleuve dont nous sommes acteurs, est une violation inique et flagrante des droits fondamentaux des justiciables et des droits de la défense. La présence physique des accusés à l’audience est une garantie fondamentale du procès équitable et ne saurait souffrir aucune exception. Comment supporter l’idée qu’un homme inapte à comparaître devant une cour, et qui encourt la réclusion criminelle à perpétuité, puisse regarder de sa prison, sur un écran et sans son avocat, son propre procès criminel ? »

(Mise à jour le 28 novembre) Plusieurs recours ont été examinés par le Conseil d’Etat vendredi 27 novembre. Réunion en formation collégiale, le juge des référés du Conseil d’Etat a rejeté la possibilité de l’usage de la vidéo pour les procès d’assises. Le Conseil d’Etat rappelle que le respect du contradictoire est une des principes fondateurs du procès criminel : « durant le réquisitoire et les plaidoiries, la présence physique des parties civiles et de l’accusé est essentielle, et plus particulièrement encore lorsque l’accusé prend la parole en dernier, avant la clôture des débats. »
Lire la décision sur le site du Conseil d’Etat ici

On peut lire le commentaire de cette décision sur le site "Liberté, libertés chéries", par l’avocat ici.
Extrait : « Nul n’ignore pourtant que l’accusé parle en dernier, pour tenter de convaincre le jury populaire, expliquer son geste ou affirmer son innocence. Or, devant une cour d’assises, ces propos prennent une importance particulière, si l’on considère la durée des peines. L’accusé aurait-il la moindre chance de convaincre derrière un écran, seul dans une pièce de la prison, après que son avocat a plaidé dans la salle d’audience, en son absence ? De son côté, le juré pourrait-il réellement forger son "intime conviction" en regardant ce même écran, avant de condamner l’intéressé à la prison à perpétuité ? D’une manière générale, cette mesure aurait eu pour conséquence de briser la dynamique spécifique d’une audience d’assises, en empêchant l’accusé d’assister à l’intégralité de son procès et le jury de remplir sa mission. Or, le jury juge "au nom du peuple français", et cette fonction mérite le respect. »

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