Du droit de filmer les policiers en intervention : l’article 24 de la loi "sécurité globale" toujours en débat

, par Aline Beilin

La loi relative à la sécurité globale est actuellement en discussion "en procédure accélérée". Elle a été adoptée en première lecture à l’Assemblée Nationale le 20 octobre 2020 et au Sénat le 24 novembre 2020. Son article 24 fait particulièrement débat, au sein des journalistes et des associations de défense de la liberté d’expression et du droit d’informer. Ne s’agit-il que de protéger ceux qui nous protègent, comme le disent les promoteurs du texte ou de mettre un frein à un usage citoyen des images, qui participe du contrôle d’un usage légitime de la violence par les forces de l’ordre ?

Ce sont tout particulièrement les articles 21,22 et 24 de la proposition de loi qui font débat. Cette proposition de loi est d’inspiration gouvernementale, et soutenue par les syndicats de policiers. En effet, l’auteur de la proposition de loi est Jean-Michel Fauvergue, député En marche, ancien commissaire de police et ancien directeur du RAID.

  • - Article 21 : « Lorsque la sécurité des agents de la police nationale ou des militaires de la gendarmerie nationale ou la sécurité des biens et des personnes est menacée, les images captées et enregistrées au moyen de caméras individuelles peuvent être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné et aux personnels impliqués dans la conduite et l’exécution de l’intervention. »
    Autrement dit, les images peuvent être transmises par les forces de l’ordre au parquet en temps réel. Les journalistes craignent d’être ainsi systématiquement repérés et empêchés de travailler sur le terrain dès qu’ils seront reconnus par les policiers
  • - article 22 : généralisation de l’usage des drones (caméras installées sur des aéronefs) : « Les images captées peuvent être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné ». Les journalistes craignent que l’on puisse ainsi retrouver tous leurs déplacements et remonter à leur source, ce qui constituerait une atteinte au secret des sources.
  • - article 24 (al 2) : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »
  • Lors de la présentation de la loi à l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a souhaité que soit introduite dans la loi l’obligation de floutage du visage des policiers. Cette obligation interdirait, de fait, toute transmission d’images en direct.
  • Plusieurs sociétés de journalistes [1] de plusieurs médias ont alerté l’opinion publique sur ce qui constitue, à leurs yeux, une atteinte au droit d’informer. Lire l’article du Monde en date du 10 novembre 2020. Les journalistes rappellent en effet que de nombreuses images tournées par eux, ou par des citoyens, peuvent servir de preuves dans des contentieux concernant des violences présumées illégitimes commises par des policiers, et donnant lieu à enquête (administrative ou judiciaire).
    Lire l’article de la Société des journalistes de Mediapart ici.
  • Qui ne se souvient des affaires Cédric Chouviat ou Alexandre Benalla ? Le journaliste indépendant qui avait filmé M. Benalla avait ajouté : "regardez bien son visage". Ce type de commentaire serait-il possible si la loi était votée ? Telle est la crainte des journalistes et des citoyens. Médiapart publie à 13h le 11 novembre une liste de ces affaires qui n’ont été rendues publiques que parce que les images ont été captées puis diffusées .
  • David Dufresnes, ancien journaliste, très en pointe sur le droit d’informer lors des manifestations publiques, a publié sur yt une longue vidéo sur ce point A voir ici
  • L’avocat Arié Alimi a pris position sur fb. A voir ici
  • (mise à jour le 30 janvier 2021) Lors d’une énième manifestation contre la loi Sécurité globale Place de la République à Paris le 30 janvier 2021, un commissaire de police a été filmé en train de donner des coups de matraque dont la nécessité n’apparait pas aller de soi...tandis qu’un subordonné tente de l’arrêter. Voir les images ici. Une enquête administrative interne (à la Préfecture de police de Paris) a été ouverte.
  • Christophe Bigot, avocat, spécialiste du droit de la communication, était l’invité de France Inter mercredi 11 novembre. Alors qu’il intervient souvent en défense du droit d’informer, il alerte ici sur une mauvaise compréhension de la proposition de loi. Selon lui, la proposition de loi ne porte pas atteinte au droit d’informer autant que les journalistes le craignent. Explications données par C. Bigot

 il existe déjà un droit à l’image, droit civil souple qui peut être invoqué par tout citoyen, y compris par les policiers, pour s’opposer à la diffusion d’une image
 l’article 24 ne changera rien à la liberté de capter et d’enregistrer des images des forces de l’ordre en action. C’est la diffusion et non la captation qui est criminalisée.
 ces articles vont être intégrés dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Or cette loi est un cadre protecteur, avec des garanties de procédure et une prescription abrégée notamment. Ce cadre est une garantie contre des excès possibles qui sont craints ici.
 Ce sont des juges qui vont appliquer la loi, et non le ministre de l’intérieur. Or, le juge est tenu par la loi, et par son interprétation restrictive en droit pénal. Il ne peut faire une compréhension extensive du texte de loi.
 Il est légitime de réglementer les appels à la haine contre les forces de l’ordre sur les réseaux sociaux. Cela est contenu dans l’élément intentionnel défini par la loi : ce sont les contenus publiés dans le but de porter atteinte à l’intégrité physique qui sont interdits.
 reste un point sensible, aux yeux de C. Bigot : le second élément de la phrase, à savoir la mention de ce qui porte atteinte à l’intégrité psychique. En effet, cela est beaucoup trop large et peut être invoqué de manière excessive pour limiter la liberté d’expression et le droit d’informer. C’est donc ce terme qui doit, selon cet avocat, être revu et supprimé.

L’émission peut être réécoutée ici.

  • (Màj le 17 nov) Patrice Spinosi, avocat aux conseils, est reçu sur France Inter le 17 novembre. Il regrette l’inflation législative sécuritaire, notamment depuis une dizaine d’années, qui est à la mesure de la difficulté de reconnaitre que la loi ne peut pas tout. Ici encore, il faudrait suivre Portalis, qui affirmait que "les lois nécessaires affaiblissent les nécessaires". Selon l’avocat des libertés publiques, le risque ici résulte de l’effet dissuasif de la loi plus que de son application. Même si le texte de la loi est précis, l’opinion risque de ne retenir que la possibilité de la répression de la captation et de la diffusion d’images de la police, et de ce fait, de renoncer à en prendre. Or, un certain nombre d’affaires n’ont été connues et n’ont donné lieu à poursuite que parce que des images avaient été prises et diffusées. Le risque ici est donc celui de l’autocensure. De plus, si délit il y a, le droit pénal s’applique : les téléphones peuvent être confisqués, les individus placés en garde à vue, etc. Même si ensuite, il n’y a pas de poursuites, le mal est fait. L’interview de Patrice Spinosi peut être vue et écoutée ici.
  • Les journalistes et les associations de défense des droits de l’homme ont manifesté samedi place du Trocadéro contre la proposition de loi jugée liberticide et attentatoire au droit d’informer. Lire l’article du Monde ici
  • (Mise à jour 27 novembre) Le premier ministre a annoncé qu’une commission spéciale re-rédigerait cet article 24, très controversé. Or cette tâche relève, en vertu de nos institutions, du travail des parlementaires (député-e-s et sénateurs-rices). Une décision discutée... A lire sur Le Monde.fr
  • Reste une question : l’arsenal juridique existe déjà (avec le droit à l’image, l’atteinte à la vie privée, la loi Avia, l’incitation à la haine sur internet notamment). Pourquoi faire une nouvelle loi si des dispositions législatives existent déjà ? N’est ce pas contrainte au principe de nécessité des délits et des peines ? Ne faut-il pas concéder que la loi ne peut pas tout et interroger cette inflation législative ?

Notes

[1Signataires : les sociétés des journalistes, des rédacteurs et/ou des personnels de l’AFP, Arte, BFM-TV, Challenges, Courrier international, Les Echos, Europe 1, Le Figaro, France Culture, Franceinfo, Franceinfo.fr, Franceinfo TV, France Inter, France 2, France 3 National, L’Humanité, Le JDD, LCP, Libération, Marianne, Le Média, Mediapart, Midi libre, Le Monde, M6, L’Obs, Le Parisien, Paris Match, Premières Lignes, RTL, Sud Ouest, Télérama, La Tribune

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