Assassinat terroriste d’un professeur. Questions de droit

, par Aline Beilin

Au-delà de la sidération et de l’émotion, quelques éclairages, pour mieux comprendre le traitement judiciaire, au-delà du traitement médiatique. C’est le second attentat terroriste depuis l’ouverture du procès des attentats de janvier 2015

Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste a pris la parole pour samedi 17 octobre, 24h après les faits, pour communiquer les premiers résultats.

Pourquoi lui ? Jean-François Ricard dirige un parquet spécialité, le PNAT (parquet national anti-terroriste) depuis sa création en 2019. Il s’agit d’un parquet spécialisé, compétent pour des faits de terrorisme commis sur tout le territoire français. Le PNAT est aussi compétent pour juger des crimes contre l’humanité et délits de guerre, de torture, de disparition forcée, de prolifération d’armes de destruction massive.

Rappelons que seul le procureur de la République est habilité à communiquer sur une affaire en cours. Un juge d’instruction ou un magistrat d’une juridiction de jugement n’a pas le droit de parler d’informer des journalistes, et moins encore de transmettre des pièces de procédure.

Le parquet anti-terroriste ouvre une information judiciaire pour L’information judiciaire est ouverte pour "complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste", "complicité de tentative d’assassinat sur personne dépositaire de l’autorité publique", "association de malfaiteurs terroriste".

Que sait-on ? Qu’a dit Jean-François Ricard lors de sa conférence de presse ?
L’intervention est disponible en intégralité ici.

  • Le PNAT conduit une enquête de flagrance. L’enquête de flagrance est un type d’enquête menée immédiatement après la commission des faits, ou dans un délai très proche (de 24 à 48 heures au plus). Les faits doivent être d’une certaine gravité (il doit s’agir d’un crime ou d’un délit puni d’une peine d’emprisonnement). Ce type d’investigation donne des pouvoirs étendus aux enquêteurs, mais doit être menée dans un délai de 7 jours, qui peuvent être prolongés de 7 autres jours. L’enquête de flagrance est définie dans le code de procédure pénale aux articles 53 et sq.
  • Le PNAT a confié l’enquête à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). La sous-direction anti-terroriste (SDAT, basée à Levallois) est désignée comme service coordonnateur. Ce sont donc ces services qui conduisent les actes d’investigation, sous la direction du parquet national anti-terroriste.
  • L’enseignant, Samuel Paty, a été attaqué à l’arme blanche et décapité sur le chemin de retour depuis le collège jusqu’à son domicile.
    La police municipale d’Eragny, commune voisine de Conflans-Sainte-Honorine, a découvert le corps de ce professeur de 47 ans. L’auteur présumé, demeuré présent sur les lieux,a refusé de baisser son arme et menacé les policiers avec son arme airsoft. Ceux-ci ont riposté : le jeune homme a été tué lors de sa neutralisation. Il avait sur lui, en plus de cette arme à air comprimé, des balles et un poignard.
  • L’auteur présumé du crime se nomme Abdouallakh Anzorov et était âgé de 18 ans. Il a tué à l’arme blanche (au couteau). Il demeurait à Evreux, dans l’Eure, à 90 km de Conflans Sainte Honorine, ville où le crime a été commis. De nationalité russe et d’origine Tchétchène, il avait le statut de réfugié délivré par l’OFPRA.
  • Le crime a été revendiqué sur twitter. Les actes et la revendication ont amené le parquet à ouvrir l’enquête sur deux incriminations : "l’assassinat en relation avec une entreprise terrorisme" et "l’association de malfaiteurs en vue de commettre des crimes d’atteinte aux personnes". Pour ces faits, un auteur risque une peine de réclusion criminelle à perpétuité.
  • Si l’auteur présumé ne pourra être jugé puisqu’il est décédé, en revanche, l’enquête devra établir la responsabilité des autres personnes qui ont pu intervenir, à un degré ou à un autre, dans la préméditation et l’organisation du crime.
    Rappelons, à ce propos, qu’en droit pénal, le complice est passible de la même peine que l’auteur d’un acte.
  • Pourquoi cet enseignant a-t-il été tué ? En effet, dans des vidéos postées sur Facebook les 7, 8 et 12 octobre, un parent d’élèves a lancé un appel à la mobilisation contre l’enseignant : ce père d’élève criait au blasphème. Début octobre, l’enseignant a fait un cours portant sur la liberté d’expression. Dans le cadre de ce cours, il a illustré la question du blasphème par l’évocation des caricatures de Mahomet. [1] La veille, l’enseignant a pris la précaution de proposer aux élèves qui pourraient être choqués de ne pas regarder. Une élève a lors constesté ces choix pédagogiques d’une telle manière qu’elle a fait l’objet d’une sanction disciplinaire (exclusion de deux jours) : elle n’était donc pas présente lors de ce cours. Le père de cette élève a ensuite posté par la suite plusieurs vidéos et post sur facebook et youtube mettant en cause le service public d’enseignement, puis l’enseignant nommément, évoquant enfin son lieu de travail. Le père de famille ne réclamait pas moins que le renvoi de l’enseignant, et appelait à agir contre l’enseignant et l’éducation nationale. Parallèlement, le père d’élève a porté plainte contre l’enseignant. En retour, Samuel Paty, entendu dans le cadre de cette plainte, a porté plainte pour diffamation à l’encontre du père d’élève. Le crime aurait donc pour origine, ou "occasion", un embrasement local à partir d’un incident disciplinaire survenu en cours. Dans ces interactions avec le collège, le père d’élève a été accompagné d’Abdelhakim Sefrioui, connu des services de renseignements, actuellement en garde à vue.
  • Les gardes à vue en matière terrorisme peuvent durer — et c’est une exception au regard du droit commun — jusqu’à 96 heures. Une dizaine de personnes sont en garde à vue. Le régime de la garde à vue permet de mener des investigations mais ne présume en rien de la responsabilité ou de la culpabilité des personnes.
    Sont en garde à vue actuellement dans les locaux de la SDAT de Levallois des membres de la famille de l’auteur d’une part, le père d’élève et Abdelhakim Sefrioui, le militant qui l’a accompagné.

Reste bien des questions. Il faudra établir les liens entre les différents posts émis par le père d’élève et les faits eux-mêmes. C’est tout l’objet de l’enquête.
Quelle qualification pénale pour les faits commis ? Les auteurs des posts peuvent-ils être considérés comme les instigateurs du crime ? Y aura-t-il d’autres auteurs ou complices de l’assassinat ? Quelle est la responsabilité de celui qui a "accompagné" le père d’élève ?
Quid de la responsabilité des hébergeurs de réseaux sociaux ? Le père d’élève sera-t-il poursuivi pour ses propos sur les réseaux sociaux ? En ce cas, il pourra s’agir de diffamation publique (l’enseignant avait d’ailleurs porté plainte contre le père d’élève pour diffamation) et d’apologie du terrorisme, pun par la loi du 14 novembre 2014, elle-même renforcée par la loi du 13 juin 2016.

Au-delà des présomptions et des doutes, il faut, en droit, établir la matérialité des faits : la responsabilité pénale des auteurs, co-auteurs ou complices doit être prouvée pour être établie, et pour que ces personnes soient renvoyées devant un tribunal.

  • Rappelons enfin que la liberté d’expression est une liberté constitutionnelle, fondamentale, garantie en droit interne et en droit supra-national. Voir document joint.
  • Qu’est-ce que le droit au blasphème ? En France, depuis la loi sur la liberté de la presse de 1881, le droit de critiquer les religions est posé, reconnu, consacré. La liberté d’expression étant fondamentale en démocratie, il est reconnu le droit de critiquer, caricaturer, moquer les religions. Le fait de représenter Dieu, Mahomet ou Yavhé ne saurait admettre de limites en droit. Il en allait différemment dans les départements d’Alsace Moselle, régis par le Concordat ou régime des cultes reconnus, jusqu’en 2016. Depuis cette date, le délit de blasphème n’existe plus, même dans les départements alsaciens-mosellans. Voir un point sur le blasphème, réalisé par les Décodeurs du monde, ici. En revanche, le fait d’insulter un croyant (et non Dieu, Mahomet ou Yavhé) ou de discriminer en raison de la croyance religieuse, sont des délits.

Notes

[1Des caricatures de Mahomet ont été publiées par le journal danois Jyllands-Posten en 2005, au nom de la liberté d’expression et du droit au blasphème. D’’autres caricatures ont été publiées par le journal satirique Charlie Hebdo en 2006 : le journal souhaitait par là défendre, lui aussi, la possibilité de dessiner et de rire de sujets religieux. C’est pour cette raison que la salle de rédaction de ce journal a été décimée dans les attentats de janvier 2015. Le journal Charlie Hebdo les a re-présentées en une en septembre 2020, à l’occasion du procès des complices des auteurs des attentats de janvier 2015, sous le titre : "Tout ça pour ça".

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