Disparition d’une grande juriste

, par Aline Beilin

Juriste et humaniste, infatigable défenseure des droits humains, Mireille Delmas-Marty est décédée le 12 février 2022.
Elle était professeure émérite au Collège de France et membre de l’Institut de France.
Elle pointait du doigt de manière précise et aiguisée les dérives sécuritaires de l’état de droit et l’instrumentalisation de la justice.

Extrait d’une tribune publiée par M. Delmas-Marty dans le Monde du 23 octobre 2020 après l’assassinat de Samuel Paty :
« 
Au stade actuel, le juge reste un rempart contre les dérives sécuritaires, mais un rempart qui s’affaiblit, au motif qu’en empiétant sur le pouvoir législatif, on instituerait un « gouvernement des juges » synonyme de « déficit démocratique ». Or la démocratie ne consiste pas seulement dans la majorité des suffrages, qui peut très bien conduire à des despotismes « légaux ». Elle suppose la résistance des droits de l’homme, et de l’Etat de droit, et le rôle du juge est d’autant plus important que la banalisation de l’état d’urgence légitime un transfert du pouvoir législatif à l’exécutif. Dans notre monde de rapports de force politiques, militaires, économiques, mais aussi médiatiques et culturels, le droit risque plus que jamais d’être instrumentalisé pour justifier le système, et les juges stigmatisés s’ils jouent leur rôle de gardiens des libertés.
 »

Extrait d’une tribune publiée par M. Delmas-Marty dans le Monde du 1er mars 2021 sur le rêve de perfection qui nourrit l’obsession et la dérive sécuritaires des états de droit :

« Après les discours musclés annonçant l’éradication du terrorisme, voici les discours savants sur le « Zéro Covid ». Et toujours la même obsession sécuritaire, le même rêve d’un monde sans risque, sans crime et sans maladie. On s’en réjouirait si l’on ne savait avec quelle facilité le rêve d’un monde parfait peut tourner au cauchemar des sociétés de la peur.
Il y a plus d’un siècle, Emile Durkheim [1858-1917] avait pourtant montré que le crime est « un fait de sociologie normale » (Les Règles de la méthode sociologique, 1895), invoquant cette raison simple : « Pour que la société puisse évoluer, il faut que l’originalité humaine puisse se faire jour ; or pour que celle de l’idéaliste qui rêve de dépasser son temps puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. » D’où la formule provocatrice : « Le crime est donc nécessaire ; il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale, mais par cela même il est utile, car les conditions dont il est solidaire sont elles-mêmes indispensables à l’évolution de la morale et du droit. » Le sociologue suscita de telles indignations qu’il dut préciser, dans la deuxième édition, qu’il n’entendait pas faire l’apologie du crime mais se préparer à mieux le combattre.
Que dirait-il à l’heure actuelle où le rêve de perfection s’accompagne d’une inflation de normes, véritable « goutte-à-goutte normatif » (Catherine Thibierge, 2018) qui, jour après jour, rend presque invisibles les transformations en cours. D’autant que de nouvelles technologies ne cessent d’arriver sur le marché, offrant aux décideurs des moyens de surveillance encore inimaginables au temps de Durkheim. La reconnaissance faciale, développée par Apple pour le déverrouillage de ses nouveaux téléphones, se combine à la surveillance par caméras, voire par drones, à la géolocalisation des utilisateurs d’Internet ou encore aux algorithmes de reconnaissance des émotions. Insensiblement, tout cet arsenal transforme nos Etats de droit en Etats policiers et nos sociétés ouvertes en sociétés de la peur où la suspicion suspend la fraternité et fait de l’hospitalité un délit pénal.
 »

Voir en ligne : Ses cours au Collège de France peuvent être écoutés ici

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